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[ Les années «Djembés» ]
La transmission du savoir
C'est le grand clivage de la transmission du savoir et de la connaissance :
- En Afrique
La
transmission du savoir et de la connaissance se fait par mimétisme et
«l'immersion». On ne «montre» pas en détaillant les notes, les figures
rythmiques. L'apprenti doit se débrouiller tout seul et par le fait
d'une sélection quasiment naturelle, seuls les plus motivés arrivent à
apprendre et à comprendre. Chacun progresse à son rythme et le temps
d'apprentissage importe peu car l'apprenti est intégré à la cellule
familiale de son maître. L'apprenti moins doué que les autres, devient
«accompagnateur» s'il ne peut accéder au rôle de «soliste» mais ceci
n'est pas vécu comme un échec mais bien comme une complémentarité de
fonction au sein d'une entité (sociale, familiale, musicale) ou chaque
individu a la place qui lui convient vraiment, en fonction de ses
moyens techniques et psychologiques. L'enseignement n'est pas rémunéré mais l'apprenti
doit rendre des services d'ordres familiaux et sa présence comme
accompagnateur lors de cérémonies permet au maître de disposer, à
souhait, d'un accompagnateur non-rémunéré. L'apprenti devient plus un fils qu'un élève, un
parent, intégré à la vie communautaire. L'apprentissage n'est jamais
dissocié de son contenu culturel; autant dans son domaine «sacré» que
«profane», il a une valeur symbolique mais aussi cosmique car il est
relié aux grands secrets de la cosmogonie africaine. L'enseignement de la musique, comme beaucoup
d'autres disciplines, est un «tout» où tous les aspects nécessaires à
l'apprentissage de la vie en société sont abordés. Un peu à la manière
des «Compagnons du Devoir» dans l'Europe du Moyen-âge. On y apprend un
métier mais aussi, une façon de vivre. L'apprentissage, I'étude n'est pas dissocié de la
réalisation immédiate. L'apprenti apprend en jouant directement avec
son maître et ne travaille jamais son instrument seul. Ce phénomène
ajoute, à la dimension conviviale de la musique, la notion de plaisir.
Pour le musicien africain, peiner en travaillant seul son instrument
dans son coin parait un non-sens.
La créativité n'est pas pensée comme en Europe car la fonction de la musique est différente.
- Dans
le domaine profane, le rôle du musicien n'est pas de se valoriser mais
de soutenir un chanteur, un danseur ou un travailleur. On ne lui
demande pas de montrer sa virtuosité mais plutôt d'assurer son rôle de
soutien.
- Dans le domaine sacré, on lui demande de
respecter très précisément les codes connus des initiés et
d'accompagner les «prêtres», les féticheurs dans leur extase.
Les codes, les gammes, les tonalités sont établies une fois pour toutes
et l'interprétation se fera à l'intérieur d'un cadre extrêmement
structuré. Le musicien traditionnel ne compose pas : il
reproduit des airs, des rythmes, dont l'origine se perd dans la nuit
des temps et dont la transformation se fait très lentement au gré des
rencontres et des flux migratoires des populations.
C'est une introversion, une introspection, permanentes : son rôle est de perpétuer l'histoire de son peuple.
- En Occident
Le temps est compté et l'apprentissage se fait à base de programmes avec une certaine distance entre le maître et son élève.
L'argent (vecteur anonyme) sert de valeur d'échange. La relation et la
communication sont réduites à leur plus simple expression. La musique
devient écrite et le musicien perd son «corps» pour devenir «esprit». La réhabilitation du corps dans la pédagogie
moderne est très récente, à peine une vingtaine d'années.
L'enseignement est devenu une accumulation de signes sur un papier, qui
s'adresse à l'esprit et une appréciation subjective et romantique de la
forme. Cette situation a eu pour objet de créer des
générations de musiciens hypertechniciens, mais «sans corps»,
caractériels et fragiles socialement et psychologiquement. Le
professeur devient un technicien qui transmet une technique avec
méthodologie. On donne à l'élève toutes les clefs qui lui
permettront de devenir à son tour, compositeur. C'est une extraversion
qui valorise l'individu-interprète davantage que le propos qu'il
véhicule. On constatera donc que le propos musical est
radicalement différent en Afrique et en Occident. Bien entendu, nous
faisons allusion ici aux musiques «vivantes», jouées par des musiciens
et non pas aux musiques «mortes» que l'on peu entendre dans les «boîtes
de nuit» par exemple.
La relation à la cosmogonie
L'influence de la médiatisation
Malgré
tout, la médiatisation a permis la rencontre de deux mondes, deux
sensibilités différentes, découlant de deux rapports au temps et à
l'espace différents (l'aspect de l'accompagnement que j'évoquais plus
haut est pour cela révélateur). Le temps en Occident est considéré dans sa durée et
l'espace rejoint le temps alors qu'en Afrique, on a une conception de
l' «Ici et Maintenant»; en cela l'oralité de la culture africaine
s'oppose à l'écriture occidentale;
En Occident on gère, on économise dans la durée parce que l'on «a»; en
Afrique on vit l'instant parce que l'on «est». La médiatisation qui
suppose une organisation dans le temps et l'espace a pour effet de
faire rentrer le djembé dans une dimension, non plus symbolique ou
sacrée, mais économique, logique, rationnelle, par la mémoire, qui est
la gestion du Temps.
Les Africains eux-mêmes sont en train de se placer dans une logique de
la mémoire par la technique et non plus par les individus (griots entre
autres) parce qu'ils sont maintenant conscients «d'avoir».
Dorénavant, les rapports au Temps et à l'Espace se rejoignent du fait
des progrès techniques et le monde tend en conséquence, vers un
métissage forcé. On peut parler de fusion, de complémentarité; à long
terme, nous pensons que l'on aboutira à une situation commune, de la
même façon que nous tendons vers une «mondialisation» de l'économie et
que l'on voit émerger de plus en plus, une sorte de conscience
planétaire.
Lorsque l'humanité sera parvenue à un métissage complet, que les
frontières ne seront plus que des lignes sur des cartes et chaque
homme, dans quelque point géographique du monde où il se trouve, aura
accès aux «autoroutes de l'information», nous arriverons à une langue
musicale commune car la sensibilité le sera aussi.
Quoiqu'il en soit, cette évolution semble non seulement, irréversible
mais encore légitime et nécessaire. Si l'Afrique veut entrer dans le
grand jeu de l'économie mondiale, il lui faudra aller à son rythme, en
négociant progressivement le délicat virage de la «modernité», en
gardant son identité et sa spécificité, en restant vigilante à ce que
cela ne se fasse pas au détriment de ses propres valeurs comme cela fut
le cas en Occident où irrémédiablement, les musiques traditionnelles
sont devenues des pièces de musée.
On constate que c'est dans les pays les plus pauvres économiquement et
les moins développés industriellement, que l'on trouve encore des
musiques traditionnelles vivantes.
Quand les populations ne sont pas encombrés de biens matériels, elles
se donnent et s'identifient totalement à leur musique et la musique le
leur rend bien; elle nourrit leur âme et les relie au divin.
On peut établir un parallèle avec la danse: lorsqu'il n'y a pas
d'obstacles physiques, le corps est en harmonie avec l'espace. C'est du
degré de spiritualité du musicien que va dépendre l'esthétique d'une
musique (l'exemple du balafoniste El Hadj Djéli Sory Kouyaté illustre
bien ce rapport entre musicalité et spiritualité), la musique sera
d'autant plus belle qu'elle sera spirituelle.
Les Africains veulent «avoir», «posséder» et les Occidentaux, blasés de
tout avoir, veulent «être». Beaucoup se tournent vers l'Afrique ou les
cultures traditionnelles (quand ce n'est pas vers les sectes ou les
religions exotiques), du fait de la crise morale et spirituelle dont
ils souffrent. Méticuleux, laborieux et organisés, ils se chargent de
restituer, de sauvegarder le patrimoine africain, conscient d'avoir de
vrais joyaux entre leurs mains et leurs oreilles, et enregistrent,
répertorient, notent, cataloguent, classent les rythmes et les
polyrythmies.
Ainsi sont préservés par des moyens rationnels, les «formes» de la
musique. Par le côté «naturel» du tambour fait de matière simples,
bois, peau, corde, fer, dont la fabrication est accessible à tous, les
Occidentaux se sentent reliés aux éléments naturels, qui leurs font de
plus en plus défaut dans les grandes villes occidentales, et
réconciliés avec le sacré.
Faut-il rappeler la forme de coupe, de vase de l'instrument riche de
signification dans la culture judéo-chrétienne. Le tambour reçoit
autant qu'il peut «verser», donner.
Tel un «Graal», il prend soudain une dimension d'universalité...
Mais le piège du «matériel» guette les batteurs expatriés et l'appât du
gain facile leur fait peu à peu perdre le «contenu» de leur art qui
s'édulcore et se vide de son sens. Leur musique s'en ressent et
s'appauvrit au fur et à mesure qu'ils s'enrichissent. Ils prennent mais
ne «donnent» plus.
Par le jeu de la rencontre, le djembé se transforme. Le djembé et tous
les tambours joués à pleine main ont des résonances profondes dans le
corps et leur expressivité n'en est que plus grande. Il va jusqu'au
plus profond de l'être. Quand le musicien en joue, c'est tout son corps
qui s'investit et qui est ainsi dévoilé.
Le tambour réconcilie l'Etre avec lui-même en lui faisant redécouvrir
la valeur intrinsèque du Temps car à travers les rythmes musicaux et
les cycles des pulsations, c'est le rythme de la vie qui s'écoule; sa
respiration, son écoute, ses battements de cœur, son énergie.
L'Homme et le Tambour ne font alors plus qu'un avec le Temps
La valeur formatrice majeure de la musique traditionnelle et du tambour
djembé en particulier, est qu'elle est une école de patience et de
l'humilité, du moins dans son contexte convivial, les données étant
radicalement différents avec l'accession des grands batteurs au
vedettariat.
Le djembé est avant tout un instrument de communication et on ne peut
pas tricher avec lui et avec soi-même. Le musicien ne peut p mentir
avec son instrument: il joue, il «est» ou il «n'est pas» !
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EN FRANCE: QUELQUES REPÈRES
En France, le djembé est apparu de façon significative à la Maison de
Jeunes du quartier Saint-Michel puis au Centre Américain de Paris, situé
boulevard Raspail où répétaient les Grands Ballets d'Afrique Noire de
Ahmed Tidjani Cissé au début des années 70 (constitués à l'image des
Ballets Africains de Keïta Fodéba) au sein desquels jouait le fameux
Fodé Youla dit "Fodé Marseille", batteur guinéen d'origine Baga
(Basse-Côte de Guinée). C'est lui qui accompagne Claude Nougaro sur le
fameux "Locomotive d'or"). Puis d'autres guinéens le remplacèrent dans
ce même ballet, tels Seydou "Sidiki" Condé et Aboubacar "Abou" Keïta.
Toujours au Centre Américain, haut lieu de rencontres parisien, un autre
percussionniste d'origine algérienne, Guem, commence les cours de
percussions et forme un groupe qui connut un franc succès: Zaka
Percussions. Henri Samba quant à lui, jouait au Théâtre Noir des
tambours congolais qui se transformaient souvent en djembé. Michel
Delaporte, qui "fait le métier", rapporte de ses tournées en Afrique des
tambours africains qu'il joue durant ses nombreuses séances de studio.
Les premiers percussionnistes français à s'intéresser sérieusement au
djembé se nomment: Marc Depont, Laurent Delebecque et Alain Pistre qui
forment en 76 le groupe Bidon K, bientôt rejoint par Pierre Marcault.
En 78, Adrien Favreau commence à enseigner dans le sud de la France et
Cocosel (Jean-pierre Charron) accompagne des cours de danse.
En Juin 79, Adama Dramé fait son premier concert en Suisse puis vient en
84 en France pour donner un stage organisé par Adrien Favreau.
Dans les années 80, Louis-César Ewandé accompagne les cours de danse
d'Elsa Wolliaston et se fait remarquer par sa virtuosité et sa maîtrise
technique. La même année, François Kokelaere et Serge Hatem crée
Percussion-Association qui regroupe plus de cent élèves. En 85, Laurent
Delebecque forme le duo Toubab k avec Patrice Mizrahi tandis qu'Ewandé
forme le "LCE Ensemble" avec le malien Maré Sanogo.
Depuis 89, le ministère de la Culture a officialisé la percussion
africaine en instaurant le Diplôme d'Etat (D.E.) de "Professeur de
musique, discipline percussions africaine: djembé". La première
promotion de 89 a vu Alain Pistre obtenir le Certificat d'Aptitude
(C.A.) sur dossier, Françoise Veilhan, Laurent Delebecque et François
Kokelaere ont obtenu le D.E. sur concours. La seconde promotion de 92 a
vu Marc Depond obtenir le C.A. sur concours, Bruno Besnaïnou et Michel
Weelen le D.E. sur concours.
La nouvelle génération
A la fin des années 80 émerge en France une nouvelle génération de
percussionnistes: Bruno Besnaïnou, Michel Weelen, Serge Blanc, Eric
Genevoix, Nasser Saïdani, Jacques Bruyère, Olivier François, Alain
Brunache, Jean-Luc Dubroca, Thierry Deguittard, etc... tandis que de
jeunes africains enseignent et accompagnent des cours de danse: Mohamed
Bangoura, Lamine "Dibo" Camara, Abdoulaye "Epizo" Bangoura, M'Bemba
Camara, Aarona N'Diaye, etc...
Mamady Keïta et Michel Weelen créent la première école de percussion
uniquement dédiée à la percussion Mandingue "Tam-Tam Mandingue", Serge
Blanc enseigne au sein de "Percudanse Association", le djembé entre dans
les écoles nationales et Nasser Saïdani enseigne à celle de
Villeurbanne, Michel Zivcovic quant à lui rejoint l'Ecole de Musique
Syrinx de Poitiers et un joueur de djembé, Marc Depont est nommé
directeur musical de l'Orchestre Régional de Jazz d'Aquitaine.
Les femmes aussi rejoignent le clan très fermé des joueurs de djembé;
c'est Brigitte Appap qui enseigne à Montpellier.
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