MAGMA

par Antoine de Caunes (1978)

 

De retour en France, Christian Vander vit chez sa mère et se nourrit exclusivement, pendant six mois, de limonade et de riz au lait Jour et nuit, il travaille sa technique, préparant, sans pouvoir le formuler, quelque chose de décisif. Il participe au festival de jazz d'Antibes, où il joue avec Mel Waldron, Chick Corea, Dave Holland et Jack de Johnette. Il participe également à l'orchestre de Grachan Mooncur (trombone de l'équipe de Bobby Hutchersorn), qui lui propose d'aller jouer à New York avec lui, sur une scène couverte de filles nues! Pendant que Grachan Mooncur tente de le persuader, et que la pluie ruisselle sur le bord de la fenêtre, Christian ébauche "Malaria " au piano (enregistré sur le premier album), en lui répondant sans arrêt: "Cause toujours, cause toujours".

Le jazz le laisse complètement insatisfait. Pour lui, Coltrane a tué cette musique, en refermant le cercle, c'est-à-dire en épuisant toutes les possibilités de ce discours musical. Elvin Jones également, par son jeu, interdit que l'on puisse continuer à jouer en ternaire comme auparavant. Dans son esprit les choses doivent changer. Soit par le Free Jazz, qui l'ennuie très rapidement, en dehors de certains génies tels que Coleman ou Shepp, et où la plupart du temps, il n'y a pas un coup en place, soit par le binaire (ce que comprit tout de suite Miles Davis) qui finira par devenir la bonne sauce de tout le jazz-rock, répété à l'infini, après les premiers créateurs. Si Christian choisit le binaire à cette époque, l'utilisation qu'il en fait diffère fondamentalement des conceptions des musiciens américains. L'idée de swing demeure, quand derrière apparaît celle d'une machine folle qui aurait elle-même perverti sa programmation. Le jeu Vander vient au monde.

Ce jazz, qu'il avait commencé à jouer et qu'il trahit pour travailler en binaire, le met en conflit avec le monde des jazz-men. Il déclare un peu plus tard " Parce que je joue de la pop , je joue binaire. Les musiciens de jazz sont aigris parce qu'ils se sentent délaissés; à peine un ou deux clubs ont survécu à Paris, et ceux qui y traînent ne varient pas: il ne se passe plus rien en jazz. Ils s'aperçoivent que ceux qu'ils adoraient le plus il y a quatre ans, quand j'allais faire le boeuf au "Chat qui pêche" où on m'appelait "le twister" j'en étais plutôt fier à cause de mon jeu binaire, ceux-là justement jouent binaire! Ils ne peuvent pas comprendre que la musique s'élargisse tout d'un coup, ils se croient trahis quand Miles Davis, le jazzman type, abandonne le ternaire (shabada, pulsation jazze) au profit d'une rythmique plus proche du rock, alors qu'eux venaient juste, après trente ans d'efforts, de se mettre au ternaire! Free, be-bop, tout ça., ce sont des écoles, des chapelles, un corporatisme très limitatif et renfermé.

Il continue à travailler dans des orchestres de Rhythm' n'Blues, et découvre un soir parmi d'autres un saxophoniste fou qui prend des chorus de trois ou quatre heures : René Garber (aussitôt baptisé Stundèhr le fou), le musicien peut-être le plus important et le plus caché de l'histoire de Magma. Dans la vie de Vander, Garber est un personnage particulièrement essentiel. Du jour où ils se rencontrent, une relation extraordinaire naît, les unissant comme les lèvres et le chant, sans qu'un pacte quelconque soit nécessaire. Au même moment, Garber attend l'événement, prêt à travailler en compagnie d'un musicien, pour une oeuvre dont il dira plus tard: "C'était comme nous savions que ça allait être: les spectateurs étaient paralysés, sans réaction; Cette musique était trop belle pour l'oreille humaine".

Comme une éminence blanche, l'envers positif du personnage qu'il hante, Stundehr est désormais présent à chaque instant, dans la conception, la composition et l'interprétation, fût-elle hors des feux des projecteurs. Comme Vander, il est à cette époque fou de Coltrane (le seul qui ne sessemblait à rien). Ensemble, ils écoutent et réecoutent " Out of this world", où le son de Coltrane n'est PLUS musique, mais déjà dans un monde qui la dépasse totalement. Plus tard, ils passeront des heures furieuses à chanter la musique qu'ils mettront au monde, s'enivrant mutuellement de cet accouchement de leur plus simple raison d'être. Son départ de Magma après le premier album ne sera pas réel. Garber, qui se considère comme un musicien, mais non comme un technicien suffisant pour jouer dans le groupe, assumera la partition de " Mekanik " et des chorus sur scène quand l'envie lui prendra. Il est l'ombre de Vander, et la lumière ne prend, on le sait, de sens que par rapport à son contraste. Les temps approchent. Ce que Christian pressentait jusqu'alors sans pouvoir le définir est prêt à naître, à surgir à la moindre sollicitation.

Et l'occasion arrive.Début 1969. Laurent Thibault, bassiste et chef d'orchestre, contacte Christian pour une tournée de casinos, avec, entre autres, Francis Moze à l'orgue et Zabu au chant. Il s'agit de jouer, dans des casinos français, une musique douce qui aide à digérer les multiples bulles de champagne. Comme on peut s'en douter, la tournée vire rapidement au délire. Aucun musicien ne supporte de jouer devant les faces emplâtrées qui s'offrent des rêves pétillants, avec, pour fond sonore et exotique, un ensemble de musiciens polis et réservés. Pris d'une folie commune, ils se mettent à jouer des morceaux de Pharoah Sanders, et Christian improvise sur les mélodies en hurlant sa rage, ce qui a pour effet de le mettre littéralement en transes. Zabu déclare devant la galerie de momies qu'ils jouent en mémoire des musiciens tués par l'incompréhension, et insulte l'assistance chamarrée en des termes admirablement bolcheviques. Comme une femme prise de douleurs avant d'accoucher, Christian hurle des imprécations jusqu'à ce qu'un mot le délivre. Ce mot, c'est Kobaïa , qui lui inspire immédiatemment une composition dont les premières moûtures sont jouées dans un autre casino. "On ne crée pas une musique, on la retrouve ", dira plus tard Klaus. De " Kobaïa "naît l'idée d'un groupe qu'il décide de monter avec Laurent Thibault, sitôt rentré à Paris. Le premier Magma (inspiré de Nogma) est crée. Vander choisit ce mot pour le sentiment de puissance irrésistible qu'il évoque. En réalité, le nom original, " Uniweria Zekt Magma Composedra Arguezdra ", témoigne mieux, dès le départ, du souci d'un langage autre, non usé, et prêt à exprimer dans sa pureté nouvelle des concepts depuis longtemps abîmés sombrés dans le langage habituel.

Il lui est extrêmement difficile de trouver des musiciens, à l'exception de Laurent Thibault, Francis Moze, Zabu et René Garber convaincus à la première minute. Ceux qu'il contacte à Paris refusent purement et simplement de prendre des risques. Pour des gens qui se désolent à longueur d'année du peu de créativité musicale en France et de la situation déplorable du musicien de studio, on ne peut manquer d'être surpris de cette méfiance pour tout ce qui, justement, décide de bouger... Les risques sont, il est vrai, considérables pour une fois, il s'agit de s'investir totalement, au lieu de vendre un travail technique, voire simplement une force de travail.

La déclaration que fit Christian au quotidien Rouge en 1976 reste en elle-même suffisamment explicite " Les musiciens français, je n'en connais pas trois qui soient capables de rester plus de six mois ensemble. S'ils n'arrivent pas à jouer, c'est de leur faute, ils n'ont pas de capacité de concentration, pas de courage. Je sais quoi je parle. On a dû se battre pour Magma. On a mis sept ans à commencer à pouvoir réfléchir à de nouveaux moyens. On allait jouer à huit cents kilomètres pour dix personnes, et on faisait comme s'il y en avait mille. Pendant ce temps, des copains allaient fàire des séances de variétés chez Vogue. Voilà la différence. " Des conditions pour pouvoir jouer, d'accord, mais pour jouer quoi? Les moyens ne suffisent pas. Il faut que la musique passe, il faut des idées! Je ne parle pas de la minorité qui n'a pas besoin de conseils. Ceux-là s'en sortent, je parle de la grande majorité des musiciens français "La musique est vitale ou elle est insignifiante."

Les premieres répétitions ont lieu aux studios Pathé Marconi, à Boulogne-Billaflcourt, avec Eddy Rabin au piano. De dix heures du matin à deux heures dans la nuit, et parfois après deux heures pour des boeufs dans des clubs, Christian et ses hommes déversent le trop-plein. Ce dernier, une note d'héroïsme ne messied pas à l'art, doit faire tous les jours dix-sept kilomètres à pied pour venir jouer!

Premier contact établi, avec Claude Engel (de Tours) alors guitariste d'Oméga Plus, qui, dés qu'il franchit la porte de l'antre, n'en sort plus. C'est une frénésie complète. Pendant quinze heures d'affilée, Magma joue et rejoue Kobaïa en hurlant à en faire frémir les gentils Triangle et Variations qui répètent dans les studios voisins.

A la même époque, Klaus Basquiz est chanteur du groupe de rock Blues Convention. C'est le seizième groupe dans lequel il chante, errant de formation en formation sans jamais avoir l'impression de se réaliser pleinement Étudiant aux Arts appliqués, il passe alors une grande partie de son temps à faire des bandes dessinées de science-fiction dont certaines sont publiées dans Actuel. Par la suite, il sera l'auteur de quelques pochettes du groupe. Klaus dessine comme il chante.

Spectateur au Golf-Drouot, il découvre un jour Claude Engel qui joue encore avec son ancien groupe, et demande à le rencontrer. Alan Jack présente Klaus à Engel comme le meilleur chanteur de blues en France , rien de moins! Et que fait le meilleur chanteur de blues français quand il rencontre le meilleur guitariste de blues du même pays? Il lui propose de faire un groupe! Engel explique à Klaus ce qu'il fait et emmène aussitôt le jeune prodige voir Christian chez Pathé. Celui-ci, tout à son délire, le remarque à peine. Klaus, de son côté, est emballé, et demande immédiatement à chanter dans Magma, Zabu s'étant absenté pour quelques jours. Réfugié derrière le piano, il entonne " Kobaïa " après quelques instants, sans que Christian lui prête guère plus d'attention. Klaus insiste : il veut être Magma.

Situation délicate dont naît un vote plus ou moins honteux, personne n'osant se proposer en défaveur du vieil ami Zabu. Refus presque unanime. Klaus est très vexé et quitte le studio en déclarant dans un grand geste théâtral: " C'est vous qui viendrez me chercher! " Quelques jours plus tard, en écoutant la bande, Christian découvre la voix de Klaus reprise par le micro du piano. Sans hésiter une seconde, il décide de l'engager. On va chercher Klaus! Lorsque celui-ci parle de ce premier essai, il se souvient surtout d'une atmosphère sauvage qui régnait dans le studio, où le climat n'avait rien à voir avec l'ambiance habituelle des répétitions des groupes de rock. " J'eus l'impression de rentrer dans la cage d'un zoo avec un batteur fou en liberté. La surprise énorme que j'éprouvais fit naître immédiatement un espoir complètement démesuré! "

Quelques mois de répétitions toutes plus hystériques les unes que les autres. De ce travail inlassable émane une énergie sans mesure, toujours catalysée sur un " Kobaïa " qui s'épanouit de jour en jour. Le premier concert a lieu au Rock'n'RoIl Circus, juste après Martin Circus. KarI Knutt, pianiste classique d'un certain renom, se trouve justement dans la salle, plein de quelques bonbonnes de whisky. Le concert est à peine achevé que ce digne héraut de la musique dite klassique bondit sur sa table et se met à hurler " C'est le meilleur groupe du monde! " L'alcool évaporé, le sentiment demeure et Knutt vient assister à toutes les répétitions chez Pathé, allongé sous le piano dans un complet toujours très strict et de magnifiques bottes de cow-boy. Magnanime, il ouvre son portefeuille, en extrait une liasse de douze mille dollars, et décide de produire le groupe. Pour commencer, il leur trouve une maison pour répéter au coeur de la vallée de Chevreuse et prend en charge tous les frais. Christian remplace Eddy Rabin par Erançois Cahen dit Faton en rapport à certaines protuberances stomacales, et, à la trompette, engage Paco Charleri qu'il avait rencontré au cours d'un concert , à la même époque que René Garber; enfin Richard Raux prend les saxophones et la flûte, et Jacky Vidal joue comme second bassiste.

Nouvel exil donc, à quelques dizaines de kilomètres de Paris, d'octobre 1969 à janvier 1970. Là, Magma s'enferme littéralement et se coupe du monde.

On ne saurait raconter trop brièvement cette période d'éloignement pendant laquelle les musiciens s'exercent, tels des combattants, pour la préparation du premier assaut. Christian et Klaus, seuls survivants, si l'on ose dire, de cette époque, ont gardé au fond d'eux-mêmes un véritable éblouissement de cette claustration volontaire. Les mois s'écoulant, l'énergie, comme descendant des plus hauts sommets, devient de plus en plus intraitable, violente, concentrée, pleine de joie pure à l'idée de la haine prête à couler, enflammée pour l'explosion du premier album.

Dés le début, Christian fixe des horaires de travail draconiens, dont personne ne songera à s'écarter. Lever à 7 heures, cinq kilomètres de footing dans le parc, technique individuelle jusqu'à 11 heures; à 13 heures, répétition jusqu'à 19 heures; technique de 19 à 21 h 30, et coucher à 23 heures. Certains poussent l'acharnement encore plus loin: Jacky Vidal est debout tous les jours à 5 heures du matin pour travailler sa technique et faire profiter la maison entière du beau son de sa contrebasse. Pris dans un véritable maelstrôm, tous les musiciens s'entraînent réciproquement, dans un élan de passion fulgurante. La moitié d'entre eux passe sa vie dans la maison, sans en sortir, acceptant avec plénitude le régime de Spartiate. Il se passe tout le temps quelque chose, fût-ce au cours des rares pauses. Ainsi, un jour où le groupe va se désaltérer dans un bar de Saint-Rémy-lès-Chevreuse (comme les fauves, vont en troupe à la mare), Christian fait la connaissance d'un personnage dont les yeux brillent de la même lueur que les siens: Loulou Sarkissian, peut-être mékanicien, peut-être beaucoup de choses, qui les suit pour écouter " ce que c'est Il écoute si bien qu'il y passe la nuit entière et toutes les nuits suivantes durant quelques années. D'un tempérament très sauvage, il acceptera pourtant tous les sacrifices pour le groupe, ne demandant jamais rien, offrant toujours tout. Christian tient spécialement à rendre hommage ici à un homme qui s'est donné corps et âme à Magma " Le Roadie, sonorisateur, technicien, tour-manager le plus fort du monde! ", et un fou de musique qui a tout consacré à son rêve.

Peu à peu, la maison se dégrade, pour finalement tomber pratiquement en ruine, martelée, défoncée dans la fureur et la transe. Après trois mois de ce régime, l'énervement devient tel que Moze et Vidal se mettent à tout détruire en vociférant, fracassant portes et fenêtres, bouteilles et baignoires. Pas une seule fois le groupe ne sort pour aller jouer ou faire un boeuf, se réservant pour le jour choisi qui approche avec un sifflement discret, comme une bombe prête à tout ravager, ou un serpent à bondir. L'Arguezdra devient lumière, pure émanation d'énergie, dont le monde va avoir la révélation. Dans le silence profond (qui peut être le bruit extrême), la musique s'élabore, sourdement, grondant sous la terre des superficies, se regroupant, se reformant en masse, prête à surgir dans un ciel incandescent.

Les directeurs artistiques des maisons de disques se bousculent pour venir écouter. Pour tous, c'est un choc énorme. Karl Knutt, qui est à bout (sa jolie maison...) craque, et Lee Hallyday, de chez Philips, enlève le contrat devant les autres firmes en rachetant sa part. Teddy Lasry rentre dans le groupe pour s'occuper des cuivres et remplacer René Garber, pendant que Laurent Thibault abandonne la basse au profit de Francis Moze qui accomplit en quelques mois des prodiges. Thibault décide de se consacrer à la production. Les dernières répétitions ont lieu à la M.J.C. de Vincennes, ainsi qu'au Navigator à Paris. Moze est si imposant sur son nouvel instrument que Jacky Vidal doit lui aussi partir, au plus grand déchirement de tous. Cette séparation très douloureuse clôt en même temps le cycle de la préparation/initiation. Christian a vingt et un ans. La Zekt est prête...

En même temps que Magma. naît le mouvement Uniweria Zekt, à l'instigation de Stundèhr et de Vander, dont le but avoué est de promouvoir des créations artistiques de très haute qualité dans un esprit semblable, ou tout au moins parallèle à celui de Magma. C'est alors un moyen de regrouper des gens isolés pour leur permettre de participer à une tâche commune sans que leur personnalité s'en trouve altérée. Mais la tentative naît trop tôt, et les gens l'interprètent mal, croyant qu'il suffit de s'habiller en noir et de se recouvrir de sigles pour participer du même esprit. U.Z. continuera cependant à exister dans l'ombre, regroupant tacitement des personnages aussi différents qu'Alexandro Jodorowski ou Jean Giraud. Il est aujourd'hui question d'une structuration efficace autour d'une organisation sans failles et peut-être même d'un journal. Guettez la surface!

Finalement, la signature chez Philips se fait le 1er avril 1970, et les répétitions se poursuivent jusqu'à la date de l'enregistrement, prévu trois semaines plus tard. Durant cette période, le groupe est en train de travailler lorsque surgit un petit personnage rondouillard, en salopette et blouson de cuir, qui leur propose de les mettre en scène. C'est Coluche, qui malheureusement n'arrive même pas à les faire sourire, et qui se fait expédier jusqu'à une autre salle des fêtes.

Pour les musiciens, et bien que les choses commencent à s'éclaircir, la situation est loin d'être florissante. Christian est toujours aussi pauvre. Tout ce qu'il possède tient dans la moitié de sa chambre: une batterie et un python. Quand on lui demande en toute ingénuité pourquoi un python, il répond aussi innocemment parce que c'est le plus gros serpent, après l'anaconda, et qu'il est impossible de trouver un anaconda... "

Christian, dont les origines sont polonaises et allemandes, aime raconter une histoire au sujet de ces reptiles. Il y avait en Pologne une petite fille qui vivait à la campagne, et qui demandait toujours à son père la permission d'aller prendre son dessert dans le jardin. Là, elle retrouvait tous les jours une vipère à qui elle donnait de la nourriture. Un jour, le père sortit dans le jardin, aperçut le serpent et le tua. La petite fille tomba très malade, et faillit mourir. Peut-être Christian ne veut-il pas avouer que l'enfant mourut. Il est assis en face de moi et ses yeux brillent en fixant rapidement divers objets. Klaus éclate de rire et s'exclame: " Christian est un serpent. "

Le 6 mai 1970, le disque est terminé. Nous révélons que nous possédons l'arme. Stundèhr fait les déclarations: "Magma a un dynamisme unique, dans la mesure où dynamisme signifie : dire oui ou non et jamais peut-être. Sa musique n'est pas pour les oreilles déphasées : elle vient de très loin, de certains endroits secrets de l'Est, et de l'Orient. Magma est la vie nouvelle. "

Deux semaines plus tard, le premier concert est donné à la Gaieté Lyrique, avec le groupe Triptique , où joue Clément Bailly (batterie) que nous retrouverons sept ans plus tard. Les journaux restent prudents dans leurs appréciations. La première réaction reste une incompréhension totale de la musique. On se rattrape sur des considérations esthétiques, morales, idéologiques, créant dès le départ un malentendu dont les musiciens n'auront pas bientôt fini d'entendre parler, et que nous rappellerons le moment venu.

Comment, se demandent ces messieurs, voilà un groupe pas sage comme il conviendrait (c'est encore l'époque où les fleurs poussent comme par miracle dans les cheveux, puisque prétendument, c'est l'aujourd'hui qui chante), pas déchaîné non plus à chanter " Johnny sois bon " dans les provinces françaises, mais fou d'orgueil et de mépris. Qu'en dirons-nous, confrères?

Les premiers textes de critique sont à mourir de rire ou de dépit. Les Magma, comme le prononcent certains connaisseurs, inventent une nouvelle case d'esthétique rock. Il faudra donc attendre quelque temps que ces jeunes académiciens prennent le temps de bien l'ingérer pour commencer à en discourir.

Seul Philippe Paringaux rédige déjà quatre colonnes enthousiastes dans son journal. " ... Il y a dans Magma... ce qui va balancer en un clin d'oeil tout ce que la pop française avait jusqu'à présent de traditionnel et de compassé. Magma sera la bombe qui pulvérisera toutes les conventions d'une musique qui commence à se complaire un peu trop dans le beau, quand ce n'est pas dans le joli. D'un coup de griffe féroce, d'un coup de haine. Enfin une musique qui dérange profondément, met physiquement mal à l'aise et agresse l'esprit. Magma ne peut être comparé à rien de ce qui s'est fait jusqu'à présent et surtout pas à de la musique blanche."

C'est le 19 juin 1970 que le groupe fait sa première apparition à la télévision, un dimanche à midi, juste après les bons offices religieux et avant les sacrements sportifs, dans l'émission de Denis Glaser: Discorama. Vander vient hurler le discours de Soah, jouer le morceau avec ses complices avant de répondre aux douces et affables questions de son interlocutrice sur un ton quelque peu déplacé...

Suit une serie de concerts, du Café de la Gare où la police interrompt le spectacle à cause du bruit, aux Musicoramas de l'Olympia où commence à se former un noyau d'inconditionnels.

Ce " noyau d'inconditionnels " regroupe un tas de gens fort différents. Les musiciens, d'abord, qui sont directement touchés par l'originalité, la technique et le son du groupe, et qui admirent particulièrement la prestation de Vander à la batterie. Aussi une partie du public qui découvre dans Magma une solution nouvelle et viable et qu'ils aident à faire connaître et àdéfendre. Pour eux, un nouveau champ du domaine musical s'ouvre, par l'intermédiaire de Magma, et des conséquences immédiates s'ensuivent: écouter les sources pour apprendre à les connaître, et donc reconsidérer d'une oreille plus ironique la musique de la scène rock dont on se berçait jusqu'alors. D'autres encore, qui aiment ou détestent inconditionnellement, et dont la profession consiste justement à faire état de leurs préférences. Pour certains d'entre eux c'est l'occasion de proclamer qu'envers et contre tous ils considèrent Magma comme moins que rien, sans pour autant s'expliquer... (Citerons nous ici le toujours pétillant Méchamment Rock?) De l'autre côté, pour les admirateurs, c'est une défense passionnée qui se dévoile dans certains journaux (Paringaux, encore et toujours lui, dans Rock & Folk, Jean-Pierre Lentin dans Actuel).

Peu d'argent et un besoin impérieux de matériel : Christian forme un groupe parallèle avec Moze, Faton, Engel et Teddy Lasry, destiné à assurer la première partie des concerts parisiens de Deep Purple, qu'ils n'ont jamais entendu. Le groupe est baptisé " Transition " et interprète du jazz des années 60. Mais le public est venu pour écouter du rock anglais bien saignant, et n'a rien à faire du jazz qui lui est proposé. A la fin du chorus de Christian, un spectateur hurle " Ouais, pas mal " en ricanant. Par curiosité, les musiciens restent écouter Deep Purple et s'offrent un fou rire réparateur. Par contre, dans la salle, c'est le délire. Ritchie Blackmore le guitariste, voilà du journalistique, boit du Coca-Cola d'une main pendant que de l'autre il exécute un solo et que les flashes crépitent. " Transition " décide de ne pas en rester là. Ils préparent le concert du lendemain en l'agrémentant de ce genre d'effets. Engel exécute maintenant ses soli en buvant une bouteille de vin des Rochers au goulot; Moze présente le solo de Christian en expliquant: "Et maintenant il va vous faire des trois/trois, plus vite, encore plus vite, etc. " A la fin de la prestation, le groupe s'avance au bord de la scène et jette des carottes et des navets sur le public. Les gens de Deep Purple sont outrés , et se promettent de ne plus jamais reprendre ces sombres agitateurs qui saccagent leur beau spectacle. Fin d'intermède!

Au milieu des répétitions de " 1001° C ", Engel décide de quitter Magma, en même temps que Richard Raux et Paco Chaeleri pour( des problèmes de santé). Teddy Lasry prend en main la nouvelle section de cuivres, composée de Jeff Seffer à la clarinette basse et au saxophone, et de Louis Toesca à la trompette. Accomplissant un travail d'une rare éffcacité, Lasry signe également les arrangements, tout en investissant dans Magma une énergie peu commune. Engel parti, Christian décide de se passer de guitariste pour un certain temps. Celui-ci fera néanmoins une apparition lors d'un concert sans cuivres au Gibus, quelques mois plus tard. 1001C (qui devait s'appeler Magma Il) est enregistré au mois d'avril 1971, au château d'Hérouville, toujours pour Philips, sous la garde d'un " directeur artistique " de triste mémoire, nommé Roland Hilda. En fait, la seule intervention de ce personnage dans la réalisation de l'album se situe au stade de la conception de l'infecte pochette.

                                                                             Suite...